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Détenu au secret dans une prison du Bangladesh pendant huit ans, l'avocat Ahmad Bin Quasem a été libéré le 6 août dans la foulée de la chute du régime de l'ex-Première ministre Sheikh Hasina.
"C'est la première fois que j'ai pu respirer de l'air frais en huit ans", a-t-il déclaré lors d'un entretien exclusif avec l'AFP à son domicile. "Je pensais qu'ils allaient me tuer".
Me Quasem, 40 ans, a été jeté au cours de la nuit du 6 août dans un fossé boueux de la banlieue de Dacca, la capitale, sans avoir été informé des récentes manifestations étudiantes qui ont poussé l'ex-Première ministre déchue Sheikh Hasina à prendre la fuite au terme de 15 ans de pouvoir.
Responsable de son arrestation, Mme Hasina a fui en hélicoptère vers l'Inde le 5 août avant que des manifestants ne prennent d'assaut sa résidence à Dacca.
Son départ a brusquement mis fin à un régime autoritaire accusé de nombreuses violations des droits humains, dont les exécutions extrajudiciaires de milliers d'opposants politiques.
Ahmad Bin Quasem était détenu dans la "Maison des miroirs" (Aynaghar), une geôle à Dacca gérée par les services de renseignement de l'armée bangladaise. Elle porte ce nom car les détenus qui y croupissent ne croisent personne.
Durant ses huit ans de détention, Me Quasem a été menotté 24 heures sur 24 et gardé dans une cellule sans fenêtre.
- Des "cris" -
Les gardiens n'étaient pas autorisés à lui raconter ce qu'il se passait en dehors des quatre murs de sa cellule.
Ils diffusaient de la musique du matin au soir empêchant cet avocat de confession musulmane d'entendre l'appel à la prière des mosquées voisines.
Et lorsque la musique s'arrêtait, les cris d'angoisse poussés par les autres détenus venaient remplir le silence.
"Peu à peu, je me suis rendu compte que je n'étais pas seul", raconte-t-il. "J'entendais des gens pleurer, des personnes se faire torturer, d'autres crier".
Selon un rapport de l'ONG Human Rights Watch publié l'an dernier, les forces de sécurité du Bangladesh ont été responsables de "plus de 600 disparitions forcées" depuis l'arrivée au pouvoir de Mme Hasina en 2009.
L'existence de la geôle d'Aynaghar a été rendue publique en 2022 par Netra News, une plateforme de presse indépendante dédiée au Bangladesh et basée en Suède.
Mais le gouvernement de Mme Hasina a constamment nié son existence.
Il a également toujours rejeté les accusations de disparitions forcées et d'exécutions extrajudiciaires, affirmant que certaines des personnes recherchées par leur famille s'étaient noyées en mer en tentant de rejoindre l'Europe.
- Fils d'un dirigeant islamiste -
Ahmad Bin Quasem pense savoir pourquoi il a été enlevé en 2016.
Il est le fils de Mir Quasem Ali, riche magnat et important bailleur de fonds du parti Jamaat-e-Islami, le plus grand parti islamiste du Bangladesh.
L'année de son enlèvement, son père a été condamné à mort par un tribunal de guerre controversé pour des crimes commis durant la guerre d'indépendance de 1971 avec le Pakistan et a été exécuté par pendaison.
Un groupe d'experts sur les droits humains des Nations unies avait demandé aux autorités du Bangladesh d'annuler la condamnation à mort d'Ali et de le rejuger conformément aux normes internationales.
Me Quasem, inscrit au barreau de Londres, a représenté son père lors du procès. Et a ouvertement critiqué dans la presse ce tribunal, mis en place en 2010 par le gouvernement de Mme Hasina afin de museler l'opposition, selon les islamistes.
Ses prises de position lui ont mis une cible dans le dos, estime-t-il aujourd'hui.
Une nuit, des hommes en civil sont entrés chez lui, l'ont arraché à sa famille, traîné dans les escaliers et jeté dans une voiture qui l'attendait.
"Jamais je n'aurais pu croire, même dans mes rêves les plus fous, qu'ils me feraient disparaître quelques jours seulement avant l'exécution de mon père".
Son père a été pendu quatre semaines après son enlèvement. M. Quasem, lui, ne l'a appris que trois ans plus tard par un gardien de sa prison qui a accidentellement laissé échapper cette information.
- "Huit vies" -
Après avoir été abandonné dans un fossé de Dacca le 6 août, Quasem a marché toute la nuit dans l'espoir de retrouver le chemin de sa maison.
Coup du destin, il est tombé sur une clinique médicale dont son défunt père avait été administrateur.
Reconnu par un membre du personnel, il a pu emprunter un téléphone pour contacter sa famille qui a couru le rejoindre.
M. Quasem a rapidement été mis au courant des événements ayant précédé sa libération: les manifestations, la répression meurtrière puis la chute du régime de Mme Hasina.
"Tout cela a été rendu possible par quelques adolescents", dit-il incrédule. "Lorsque je vois ces enfants montrer le chemin (...) j'espère que cela sera l'opportunité pour le Bangladesh de prendre une nouvelle direction".
Mais les traces et le traumatisme de ses huit années en détention restent intactes.
Son visage est amaigri et son épaisse chevelure d'antan s'est réduite à peau de chagrin.
Tahmina Akhter, son épouse, raconte pour sa part avoir été ostracisée par les autres mères de l'école où sont scolarisés leurs enfants.
A chaque anniversaire de la disparition de son époux, sa famille était harcelée et sommée de ne plus en parler.
Leur fille aînée, âgée de quatre ans lors de l'enlèvement, a été témoin de la scène et en porte encore les séquelles.
"Nous n'avons pas eu l'impression que huit ans se sont écoulés", confie la mère de M. Quasem, Ayesha Khatoon. "Nous avons plutôt l'impression d'avoir eu huit vies".
J.P.Estrada--TFWP