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D'un côté, un ex-patron du renseignement qui se dédouane et affirme avoir été "trompé". De l'autre, un député et ancien journaliste qui dénonce la "disproportion" d'une "surveillance généralisée". Au tribunal de Paris, Bernard Squarcini et François Ruffin se sont succédé, et opposés, vendredi à la barre.
"La sémantique est importante, il faudra donner un sens aux termes". La formule du président Benjamin Blanchet résume de nombreuses heures de débats depuis l'ouverture du procès, le 13 novembre, de Bernard Squarcini, ancien chef de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI).
Dans cette affaire à tiroirs, il est notamment soupçonné d'avoir, entre 2013 et 2016, mis en place un système élaboré de surveillance de François Ruffin, alors journaliste, et des membres de l'équipe de son journal, Fakir, pour le compte du géant du luxe LVMH - au moment du tournage du film "Merci, patron !".
A la barre, il détaille d'une voix lente sa version: en mars 2013, alors qu'il vient de passer dans le privé, la secrétaire de Bernard Arnault, puis son bras droit, l'appellent pour lui faire part du "risque" de voir Fakir perturber l'assemblée générale de LVMH.
Et quelques jours plus tard, assure-t-il, l'ex-flic reconverti dans le privé, Hervé Séveno, lui propose "une source à l'intérieur" de Fakir.
"Je me retrouve entre un demandeur qui exagère la menace et un packaging commercial qui m'est donné pour y répondre", déclare-t-il, affirmant avoir accepté pour s'attirer les bonnes grâces de son nouveau client.
Pourtant, comme ses coprévenus avant lui et malgré les questions répétées du tribunal, Bernard Squarcini n'en démord pas: il n'y pas eu d'"infiltré" chez Fakir, ni un premier homme rapidement écarté par l'équipe du journal, ni une femme qui s'est ensuite présentée comme photographe.
Il assure aussi qu'il ne savait pas que Hervé Séveno travaillait avec Jean-Charles Brisard, un consultant spécialiste du terrorisme, qui était lui-même en lien avec la "source humaine" au sein du journal ; et qu'il ne s'est que peu appuyé sur les informations envoyées par Hervé Séveno, qui n'étaient pas utiles, voire fausses.
Pourtant, la relation a été formalisée en 2014 par un contrat avec la société de l'ex-policier. Et de son côté, ce dernier se liera avec la société de Jean-Charles Brisard. Toutes prestations confondues, Bernard Squarcini facturera 2,2 millions d'euros à LVMH et Hervé Séveno 450.000 euros à Bernard Squarcini.
"Est-ce que vous n'estimez pas avoir été quelque peu trompé ?" demande le président. Le prévenu opine.
"Avez-vous des problèmes de mémoire ?", l'interpelle plus tard le procureur, qui lui rappelle une conversation interceptée où Hervé Séveno lui parle bien du "partenariat avec l'ami Brisard".
"Je ne me souviens pas de cette conversation. J'ignorais totalement les agissements en-dessous", répète le prévenu.
- "James Bond chez les Ch'tis" -
Quand François Ruffin, partie civile, est appelé à la barre, le rythme change.
"Il y a un choix qui a été fait par moi et Fakir, c'est celui de la non-violence", commence d'un débit rapide celui qui a été élu député en 2017. "La seule arme que j'ai jamais utilisée, c'est celle de mes mots, ceux des ouvriers, des salariés et l'humour".
Il relève qu'au départ, selon le dossier d'instruction, les prévenus parlaient de Fakir comme d'une "farce". "Je m'interroge sur la mécanique qui fait qu'on passe des +joyeux drilles+ à cette disproportion: trois agences d'intelligence économique, 2 millions d'euros, de l'infiltration, de l'atteinte à la vie privée !" s'emporte l'élu.
Il explique que c'est à partir de l'AG de LVMH en avril 2013, où le petit groupe venu interpeller Bernard Arnault est mis à l'écart, qu'il sent un problème. Et puis, alors que l'équipe est en plein tournage de "Merci Patron !", "ça devient +James Bond chez les Ch'tis+", ironise-t-il.
SMS de numéros inconnus, "trombinoscopes", informations sur sa vie privée... Ce dossier est "la pièce la plus riante d'un puzzle beaucoup plus sombre", celui de la "récidive des actions de Bernard Arnault contre la presse", affirme François Ruffin.
"C'est un scandale qu'il ne soit pas sur le banc des prévenus", poursuit-il, fustigeant à nouveau la Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) de 10 millions d'euros signée par LVMH pour sortir du dossier.
Bernard Arnault doit être entendu comme témoin jeudi.
T.Gilbert--TFWP